Discipline relativement récente, comment s’est développé le secteur de l’archivage ?
J’ai commencé dans les archives bancaires du fait d’une recrudescence, au début des années 90, d’un intérêt des banques pour les archives patrimoniales, pour leur histoire et leur culture d’entreprise. Le Crédit Lyonnais cherchait alors un responsable pour créer son service d’archives.
L’intérêt professionnel pour les archives, le records management a pris son essor dans ces années-là pour permettre aux entreprises de fonctionner plus efficacement. En parallèle, on observe une judiciarisation du monde des affaires sous l’influence américaine qui a fait prendre conscience de l’importance de conserver ses archives pour se protéger, pour faire preuve. Certains secteurs y étaient déjà habitués comme l’aéronautique, qui conservait au moins ses archives techniques, essentielles pour documenter en cas d’accident, les processus de fabrication et repérer les défauts.
Les sociétés d’archivage, fondées dans les années 60, sont donc amenées à se professionnaliser. Créées à l’origine par d’anciens déménageurs, peu qualifiés mais habitués à gérer des stocks massifs, ils ont dû pour faire face à un intérêt et une numérisation croissante des archives, proposer des services plus spécialisés dans le traitement des archives.
Donc, avant 1990, il n’y avait pas de services d’archives en entreprises ?
Alors non. Les archives d’entreprises sont aussi vieilles que les entreprises elles-mêmes. Il y avait des services organisés mais pas par des professionnels de l’archivage et sans visée patrimoniale, ce qui explique que beaucoup d’archives historiques aient été détruites. Les banques sont parvenues à préserver un grand nombre d’entre elles. En effet, certaines opérations financières se traitaient sur long-terme et comme les banques n’avaient pas de problème de place, elles gardaient ces documents de façon illimitée.
Dans ce processus croissant d’archivage, comment distingue-t-on les documents à conserver de ceux superflus ?
Alors ! C’est un problème assez complexe. On sait évaluer un certain nombre de pièces : des dessins, des plans, surtout s’ils sont signés par des gens célèbres. Dans ce cas c’est l’autographe qui donne sa valeur à l’archive. Mais pour les autres… On a pensé définir la valeur des archives d’après la valeur de leur assurance. Mais nos archives étant uniques, si on les perdait, l’argent nous serait inutile puisqu’on ne pourrait pas les racheter. Elles sont donc inestimables et irremplaçables.
Tout cela, est d’après une évaluation de la valeur vénale, mais sur le plan historique, on n’a pas de définition très précise de ce que sont les archives historiques. C’est l’expérience des historiens qui détermine leur importance, mais c’est un jugement assez subjectif. A priori, ce sont les documents qui retracent la vie de l’entreprise, immortalisent ses stratégies et son évolution, soulignent les lignes de fracture, les grands changements, par exemple : les titres de propriété, l’acte de création, les statuts évidemment, mais aussi les rapports annuels, PV de Conseil d’administration, PV et dossiers de Comité de Direction, audits de moments clefs de l’entreprise, dossiers de fusion-acquisition ainsi que les séries comptables de bilans et de comptes de l’entreprise permettant d’objectiver une évolution sur le long terme. Ensuite il faut se tourner vers la marque de l’entreprise, son cœur de métier. Si vous prenez une entreprise de BTP, il sera fondamental de conserver les dossiers d’ouvrages réalisés tels que les ponts, les usines, etc. qui prouvent le savoir-faire de l’entreprise. J’ai eu accès à ce genre de documents grâce au domaine bancaire. Paribas a par exemple contribué à financer le chemin de fer Pékin-Hankou et bien d’autres encore. Les dossiers de financement sont donc essentiels pour montrer le savoir-faire de la banque pour mobiliser le capital nécessaire.
Je ne comprends pas très bien la place des banques dans cette conservation des archives d’entreprise ? Les entreprises ne les détiennent pas elles-mêmes ?
Si, mais la banque est l’intermédiaire d’une entreprise pour accéder aux financements. Or avant d’en accorder un, nos services d’études analysent le projet, ses retombées économiques, l’historique économique de l’entreprise, etc. Par ailleurs certains de nos financements ont permis de propulser des domaines pionniers. Donc pour valoriser notre rôle de banque comme outil de financement de l’économie et compte pionnier dans certains domaines, on immortalise ce qu’on a financé.
C’est très intéressant d’imaginer que dans les fonds des banques, il doit y avoir un paquet de documents retraçant toute la vie économique du pays.
Absolument ! Le grand intérêt de la banque c’est d’être un observateur privilégié de l’activité économique.
Je me souviens d’une discussion avec un historien russe au Crédit Lyonnais : nous avons dans le passé financé énormément d’équipements pour des usines dans le Donbass. Or il m’avait fait remarquer que beaucoup des archives de ces entreprises avaient été détruites pendant la 2nde Guerre mondiale. Donc les sources de connaissance de ces entreprises se trouvaient en France, dans les archives du Crédit Lyonnais qui avait un important service d’études financières et qui par bonheur avait gardé ces archives de façon pérenne.
Et quelles sont concrètement les fonctions des archives ?
En général le but premier des archives est de faire preuve, c’est d’abord pour ça qu’elles sont conservées : pour prouver que ceci a été fait dans telles conditions.
A côté de ça, les archives ont une fonction de documentation et sont conservées pour répondre à un besoin de connaissance. Si vous construisiez un pont ou un bâtiment, savoir comment il a été construit, à partir de quel sondage on a assuré les fondations, c’est un gain de temps pour une entreprise en cas de sinistre par exemple. Ce sont des documents techniques qui vous apportent une information unique.
Mais tout est de nature à apporter de l’information. Donc la difficulté du métier d’archiviste, c’est savoir comment trier.
Bien sûr. Un exemple flagrant a été la découverte des dossiers du personnel. On y trouve des informations sur les personnes que vous ne trouvez nulle part ailleurs. Ils permettent à l’historien de connaitre le profil des travailleurs qui entraient dans une entreprise, leur âge moyen, le niveau d’instruction, de zones rurales ou urbaines, le déroulement de leur carrière, comment ils étaient payés, les principaux problèmes de comportement, ou à travers les mesures disciplinaires, la façon dont on contrôlait le personnel… Pour l’historien, ces archives sont passionnantes pour voir l’état des relations sociales dans une entreprise et la façon dont elle fonctionnait. Ce sont des milliers d’itinéraires de vie.
Il y a aussi la fonction de communication. Les archives sont une source nous permettant de célébrer l’anniversaire d’entités du groupe (par des ouvrages par exemple). Notre travail les aide à s’ancrer dans le pays où elles exercent en rappelant qu’elles y ont de longues habitudes.
Nous avons également été confrontés à la fonction purement historique des archives, dans le cadre de la mission Mattéoli qui m’a particulièrement marqué. Créée en 1997, elle visait à résoudre le problème de la spoliation des juifs pendant la 2e Guerre mondiale. Il s’agissait de reconstituer les circonstances du gel et de la spoliation d’avoirs juifs par les banques sous l’ordre du commissariat aux affaires juives ou des autorités allemandes. L’objectif était de restituer les avoirs récupérables. C’était un vrai travail historique avec des suites extrêmement opérationnelles et très importantes en termes de communication institutionnelle : nous étions sous le regard du monde.
Donc les archives ont quatre fonctions : de preuve, de documentation, de communication et historique.
On est de plus en plus appelé à dématérialiser, vous y avez été confronté dans votre travail d’archiviste, que pensez-vous des atouts et inconvénients de la dématérialisation ?
Alors, quand on parle de dématérialisation, c’est un peu par abus de langage. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire in fine à des mémoires magnétiques qui sont des éléments chimiques pouvant se détériorer : ce n’est pas du virtuel. De nouvelles problématiques de conservation se posent aussi, comme l’obsolescence des programmes physiques et des logiciels qui est un souci réel auquel il faut faire face.
Quant aux avantages et inconvénients… Ce qu’a apporté le numérique de façon indéniable, c’est la possibilité de consultation à plusieurs et à distance d’un même document. Ce qui facilite considérablement le travail. Ainsi que les processus de recherche plein texte qui nous permettent d’atteindre une puissance de recherche inégalable et que je n’ai pas connue dans mes débuts dans la banque. Dans le cas de prêt de documents également, il arrive souvent que des originaux se perdent dans les méandres des services. Aujourd’hui nous transmettons des copies numériques sans nous séparer de l’original. Le numérique apporte donc une sécurité.
Vous évoquiez de nouvelles problématiques de conservation. À quoi pensez-vous ?
Les outils ont énormément évolué, les premières mémoires informatiques étaient sur des bandes désormais obsolètes qu’il faut donc recopier sur d’autres supports qui vieillissent mieux. Chaque fois, cette opération doit se faire selon un protocole extrêmement rigoureux parce qu’on doit pouvoir prouver que nous n’avons pas altéré l’original ou fait de faux au moment de la copie. Chaque étape doit donc être documentée de façon extrêmement précise et contraignante.
J’ai l’impression, sans que ce soit une approche polémique, que ce qu’on appelle la dématérialisation, improprement comme vous le dites, ajoute une complexité.
Même si les progrès techniques suivent aussi. Mais c’est vrai que d’autres problématiques naissent de la numérisation : la sécurité informatique par exemple. Par ailleurs, le numérique visait à limiter l’émission de papier, chacun voit pour ses propres questions domestiques que loin de se limiter, on les multiplie. C’est un des effets pervers du numérique. On diffuse très facilement les documents numériques à de multiples interlocuteurs qui eux-mêmes les reproduisent sur papier pour plus de confort. Et finalement, vient la question environnementale. Les serveurs consomment beaucoup d’électricité pour refroidir les données et nous n’avons pas encore appris à être économe en espace de stockage. Au Crédit Agricole, nous avions noué un partenariat avec le WWF (World Wildlife Fund) qui avait lui-même reconnu que les incitations faites pour diminuer les archives papier étaient contre-productives parce que les serveurs étaient tellement montés en puissance que les effets sur le réchauffement climatique étaient bien plus ravageurs que ceux du papier.
Vous voulez nous partager une belle découverte rencontrée dans votre parcours ?
C’est assez vaste. Je dirais peut-être ce que je vous ai dit tout à l’heure : la découverte du « continent » des archives bancaires et du regard qu’elles permettent d‘avoir sur le monde, sur la société, sur les relations internationales. Je n’en avais pas conscience quand je suis arrivé.
Et puis, je l’ai évoqué aussi : les dossiers de personnel. Ce sont des centaines de milliers de destins qu’on trouve entrecroisés là-dedans et qu’on ne trouvera pas ailleurs. Il faut s’interroger sur la conservation de cette mémoire.
Enfin, je voudrais partager une réflexion historique : la recherche en France s’appuie traditionnellement sur les archives publiques mais l’angle économique permet d’avoir un regard complémentaire sur les réalités du monde.
Ce qui m’a frappé aussi, c’est l’intérêt des dirigeants et des collaborateurs pour l’histoire de leur maison, pour l’histoire de leur métier. Il y a un sentiment d’appartenance et de communauté très puissant en entreprise, avec un vrai attachement à l’histoire.