Vous avez créé le département des témoignages oraux du Service Historique de la Défense. Dans quel cadre et pourquoi ?
En France, les premiers à s’être lancés dans des collectes systématiques d’archives orales ont été des Comités pour l’Histoire, comme celui de la Sécurité Sociale, et les services historiques des armées, notamment celui de l’armée de l’air, dès 1974. Jeune conservateur, je travaillais dans les services historiques de la Défense et il n’existait pas à l’époque de service de recueil de témoignages oraux à l’armée de Terre. J’ai choisi de développer cette activité car les témoignages permettent de couvrir des secteurs de connaissances qui n’apparaissent pas dans les documents écrits. Par exemple, les services de renseignement militaire n’ont pas pour vocation de laisser des traces écrites. Une campagne d’entretiens a donc été lancée pour comprendre l’histoire des services de renseignement militaire, notamment les conditions de création de la DGER (devenue ensuite SDECE puis DGSE) au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Plus largement, dans tout secteur d’activité et à partir du moment où il y a des hommes et des femmes, certains éléments n’apparaissent pas dans l’écrit. La France est un peu en retard sur ce point mais par exemple aux Etats-Unis, l’on pratique déjà depuis plusieurs décennies des recueils systématiques, pour garder la parole et le récit d’expériences.
Quelles sont les bonnes pratiques de collecte d’archives orales ?
Le témoignage oral peut être la pire comme la meilleure des choses. Il faut inscrire sa démarche dans une méthodologie très raisonnée comme on le ferait avec des sources traditionnelles et savoir qui interroger et pourquoi, en déterminant un corpus de témoins qu’on ne choisit pas de façon aléatoire. Il faut construire une démarche vraiment scientifique dont on devra laisser les traces tangibles, écrites, qui permettront à celui qui va exploiter la source orale de documenter ce matériau afin que le chercheur futur connaisse le sens et les fondements de cette collecte.
Cela implique un choix dans le mode de questionnement. Êtes-vous plutôt favorable à la forme du récit de vie ou à celle du questionnaire sur un mode directif ?
D’expérience, je suis plutôt favorable au semi-directif (ndlr : interrogation du témoin selon une grille d’entretien souple). L’avantage du récit de vie c’est qu’il peut s’enrichir d’excursus ou de digressions inattendues. Mais pour que l’entretien ne fasse pas abstraction de sujets déterminés, il faut une sorte de conducteur d’entretien avec quelques thèmes-clés que l’on souhaite voir abordés.
On critique parfois les archives orales en raison de leur subjectivité. Comment doit-on les exploiter lors d’une recherche pour en faire bon usage ?
Tout d’abord, je réfute le principe selon lequel les sources écrites seraient objectives et les sources orales subjectives. Souvent, certains historiens se disent que les sources écrites, produites dans l’instant et non pour l’histoire, sont dans l’objectivité. Pourtant, elles peuvent être totalement subjectives et c’est justement le témoignage oral a posteriori qui permet d’évaluer l’objectivité et de réintroduire des éléments de compréhension du document écrit. Certes, l’a posteriori est une reconstruction (car la mémoire est une reconstruction) et un discours d’autojustification, mais ce n’est pas pour autant qu’il est faux ou qu’il ne doit pas être pris en considération. Si l’on ne s’en était tenu qu’aux sources écrites, certaines parties de notre histoire auraient été incompréhensibles, par exemple la Seconde Guerre Mondiale.
On doit donc prendre les même précautions que pour les sources traditionnelles ? Le croisement des sources par exemple ?
Absolument. D’où la nécessité pour la personne qui va constituer des corpus de témoignages oraux d’inscrire sa collecte dans une démarche scientifique et raisonnée. La grande thèse de Raphaëlle Branche sur la torture pendant la guerre d’Algérie, dont la qualité scientifique a été saluée, utilise, pour l’essentiel de ses sources, des témoignages oraux rétrospectifs. Il est évident que l’on n’a pas gardé une multitude de sources écrites témoignant de la pratique de la torture au moment de la guerre d’Algérie ! Par définition ce sont des documents qui, s’ils ont existé, ont été détruits.
Pouvez-vous nous parler d’un exemple d’initiative particulièrement réussie de valorisation d’archives sonores ?
Au musée Jean Moulin et de la Libération de Paris, à Montparnasse il y a, je trouve, une très bonne utilisation de l’image d’archive et du témoignage rétrospectif. Christine Lévisse-Touzé, qui en est la directrice a fait elle-même des campagnes de témoignages oraux d’anciens résistants, d’anciens combattants de la France Libre, etc. Dans ce musée, on peut voir ces images si impressionnantes recueillies au moment de l’ouverture des camps de concentration par les Américains. Devant l’étendue de l’horreur qu’ils découvraient, ces derniers ont dépêché une équipe de cinéastes qui ont réalisé des films pour faire preuve, pour servir à témoigner de la réalité de ce qu’étaient les camps. Ces images ont d’ailleurs été des pièces à conviction lors des procès de Nuremberg et, aujourd’hui, elles sont très bien montrées et expliquées dans ce musée.
Quelle est la campagne d’archives orales que vous aimeriez ou auriez aimé mener ?
S’il y avait une campagne rêvée, mais peut-être existe-t-elle, ce serait une campagne sur les conditions des prises de décisions politiques, sur la façon dont elles fonctionnent, se façonnent et se conçoivent. Avec le développement des télécommunications, il y a une raréfaction de tous les documents qui permettent de comprendre la genèse des décisions politiques. Mon maître, René Rémond, professeur à Sciences Po, disait : « l’essentiel réside dans les intentions ». Ces intentions, on les trouvait auparavant dans les documents écrits, parce que les petites notes manuscrites permettaient de les saisir. Aujourd’hui hélas, nos notes manuscrites ce sont des sms et des mails et on ne les conserve pas. D’où l’intérêt, plus que jamais peut-être, d’avoir ces recueils de témoignages oraux de gens qui connaissent les intentions de certains projets et de certaines décisions politiques.
Malgré tout, on trouve encore assez peu d’archives orales. Pourquoi ne sont-elles pas plus répandues ?
Dans les services d’archives, il y a une telle inflation documentaire de l’écrit qu’il est difficile de dégager du temps pour développer la collecte de témoignages oraux. Mais c’est toujours une mission inscrite dans les plans d’action de nos services d’archives et il est évident que compte tenu de mon passé dans ce domaine, je le favorise. Cependant, je crois enfin qu’on aura toujours en France le handicap d’une survalorisation culturelle de l’écrit par rapport à toute autre forme de transmission de la connaissance. On pense toujours qu’une photo ou une image animée peuvent être truquées et que le témoignage est subjectif. Tout cela est vrai mais les archives écrites peuvent aussi être tronquées, éliminées, détruites, falsifiées, comporter des informations fausses,… d’où la nécessité de croiser les sources. À un historien qui va citer une source écrite unique, on fera beaucoup moins le reproche de n’utiliser qu’une seule référence que s’il ne prenait que le témoignage équivalent d’une seule personne. Je crains que l’on ait toujours ce handicap, qui explique que malgré les efforts de conceptualisation menés depuis des années par des gens comme Florence Descamps, c’est toujours une matière compliquée. D’ailleurs, j’ai remarqué une chose amusante chez beaucoup d’historiens : si vous faites des transcriptions littérales des témoignages, ils les utiliseront bien plus volontiers et ils considéreront qu’ils ont plus de valeur. D’une certaine façon, le fait de passer à l’écrit, confère au témoignage une valeur que prononcé, il n’avait pas.